Aller au contenu

L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière

Chapitre 6

Le côté de la mer

Une étude de Jean-Luc.
« L’homme est libre et la mer est grande. »

Si la terre est un monde d’eunuques, la mer est le domaine des forts. Cette opposition s’exprime d’une manière originale par le coefficient sexuel accordé à l’océan. Cette constante rapproche fort Corbière d’Hugo. Mais à la vérité, Corbière l’a ressenti d’une manière plus intense que le poète de La Légende des siècles. L’exilé des îles anglo-normandes a féminisé la mer parce qu’elle était essentiellement perfide et traîtresse, alors que l’auteur des Gens de mer entretient avec l’océan des rapports plus complexes qu’il convient d’étudier. Suivant le spectacle et le lieu le coefficient de l’eau oscille de la masculinité à la féminité.

Certes pour Corbière, la mer est avant tout femme, on peut même dire qu’elle est celle qui lutte avec la femme. On sent on ne sait quel immense espoir de guérison : L’océan pourrait bien être le salut pour celui que Marcelle a refusé.

Au pays loin – ils ont, espérant leur retour
Ces gens de cuivre rouge, une pâle fiancée
Que, pour la mer jolie, un jour ils ont laissée.

La mer est une belle femme, une rivale, une amante qui ravit le cœur de celui qu’elle a ensorcelé. Ce caractère féminin de rivale fascinante nous est confirmé un peu plus loin. La femme a raison de trembler.

Peut-être elle sera veuve avant d’être épouse
Car la mer est bien grande et la mer est jalouse ?

La mort en mer prend alors des allures d’adultère.

En découchant d’avec ma mère
II a couché dans les brisants !

La dernière couche du pêcheur est aussi la couche nuptiale, nous verrons plus loin pour quelle autre raison cette image prend toute sa force.

La mer est femme parce que l’homme recherche à tout prix l’union avec l’élément. Ce mariage est réalisé comme s’il s’agissait d’un viol : l’homme force la nature pour la dompter. Le déchaînement furieux de l’eau, est perçu sous l’aspect d’une femme qui se révolte et se débat. En des images voisines de celles d’Hugo, Corbière exprime devant la mer déchaînée, un instinct de domination qui s’extériorise en des images érotiques.

L’enfer fait l’amour. – Je ris comme un mort –
Sautez sous le Hû !… le Hû des rafales,
Sur les noirs taureaux sourds, blanches cavales !
Votre écume à moi, cavales d’Armor !
Et vos crins au vent !… – Je ris comme un mort –

La mer tempétueuse doit être forcée et prise comme le corps d’une femme. La cavale – n’oublions pas que Corbière a souvent assimilé la femme à une jument – c’est l’animal indompté, mais gracile. La métaphore est d’ailleurs facilitée par la fustigation de l’eau par le vent, ce qui fait penser à une crinière ondoyante. Ainsi que chez Hugo, la furie du flot est vécue comme l’union de la terre et de la mer, en un spectacle violent, quasi dément. C’est le rut infernal des vagues et des rochers, « les noirs taureaux sourds ». Cette ivresse ressentie dans le grondement de l’élément se traduit par de puissantes images génésiques. Cependant l’agressivité n’appartient pas au mâle, mais à la femelle. Au sein même de sa féminité, nous voyons poindre le caractère viril de l’Océan.

La mer est bien une femme qui s’offre à qui sait la prendre. Ce n’est pas la « pâle fiancée », bien vite oubliée, c’est une femme digne des mâles, c’est la prostituée avec une certaine bestialité, ce qui semble accroître l’ivresse jouisseuse de la conquête.

Voyez à l’horizon se soulever la houle
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie en rut à moitié soûle.

Plus explicite encore est le poème Le Phare où nous voyons la mer, dans un débordement génésique, agressive dans sa féminité même. Le phare est un sexe en érection, un « sexe mâle », et les vocables à double entente, dans ce poème, ne doivent pas être considérés comme de simples allusions graveleuses (il y a cependant une part indéniable de jeu) mais comme la saisie puissante de la matière par le biais d’un déchaînement violent de forces vives exprimé par des connotations sexuelles.

Debout, Priape d’ouragan
En vain le lèche
La lame de rut écumant…

La navigation, c’est l’union qui se réalise, c’est la domestication de l’élément sauvage qui prend des allures de fête. L’homme se marie avec la mer, mais aussi avec le bateau, en de folles noces. Le navire et l’homme ne font qu’un dans leur lutte. Au sens propre, le navire danse sur l’eau. Sa sarabande effrénée, c’est l’exultation des épousailles :

Et va, noceur de cotre
Noce, mon négrier
Que sur ton pont se vautre
Un noceur perruquier.

C’est alors qu’apparaît, avant Apollinaire, le thème de l’eau-de-vie. Le grand air enivre, la mer est une liqueur forte qui fait tituber le navire. « Les coups de mer arrosaient notre noce ». La navigation est une fête débauchée : « Le navire était saoul, l’eau sur nous faisait nappe ». Aller en mer, c’est conquérir la vague indomptée qui est une vierge. Cette épithète peut nous sembler paradoxale, puisque tout à l’heure l’Océan était une femme de mauvaise vie. Le paradoxe n’est qu’apparent, car ce que Corbière veut nous faire sentir, c’est que la mer est une forte femme, digne du marin. Là encore nous retrouvons l’image de la crinière, symbole de cette vie libre, rude et sauvage.

Et tous les crins au vent, nos chaloupeuses
Ces vierges à son bord !
Te patinant dans nos courses mousseuses !

« Patiner », en termes de marine, veut dire se battre, et c’est vrai, la mer est une femme pure qui se refuse, ou du moins, qui n’accorde une jouissance qu’après la lutte.

On comprend alors toute la portée de l’affirmation qui suit. Corbière, à l’encontre d’Hugo, dénonce le progrès, parce qu’il abolit le combat et ses plaisirs. De salée à dessalée (qui est sous-entendu) de fille sauvage à fille facile, telle est l’évolution de la mer. Autrefois l’Océan était une femme dure à conquérir, ce qui était plus excitant ; l’homme n’en avait que plus de mérite lorsqu’il en venait à bout. Aujourd’hui, elle est une fille qui s’offre à tout venant, c’est l’image de ta prostitution avilissante qui guide tout le passage :

Tout s’en va… tout ! La mer… elle n’est plus marin
De leur temps elle était plus salée et sauvage
Mais à présent, rien n’a plus de pucelage
La mer… la mer n’est plus qu’une fille à soldats !

La féminité de la mer se pervertit en perdant sa masculinité. Le poète hésite à proférer ce qui doit lui sembler un blasphème. Aussi doit-il s’y reprendre à deux fois.

L’Océan présente un certain coefficient masculin. Cette virilité agressive s’exprime sous la forme du rapt, c’est la lame qui est l’instrument de cette coupure. Comme Hugo, Corbière a compris l’importance du mot. Hugo écrivait :

Son onde est une lame aussi bien que le glaive1

ou bien

La lame féroce et blanche Luit comme l’yatagan.

Chez Corbière, nous avons, d’une manière moins explicite, le même sentiment. Ce qui est jeu sur les mots chez l’auteur des Châtiments, devient, dans Les Amours jaunes, une réalité vécue tragiquement. Dans de nombreux poèmes de Corbière, la lame est présente pour retrancher les hommes du monde des vivants. Pour la mer, la lame est avant tout l’instrument de sa virilité.

Et la lame de l’ouest nous rince les pleureuses.

La lame de l’ouest est celle qui vient de l’Atlantique, du grand large, elle vient essuyer les larmes. Ce n’est pas pour rien que Corbière utilise le terme argotique de « pleureuses » pour désigner les yeux.

La mer exprime ailleurs sa virilité par la marée, le flot est ce qui entraîne comme la lame. C’est la force de la mer, son aspect agissant. C’est la mer en mouvement, volontaire et agressive. Lorsque la mer est calme, c’est sa féminité qui l’emporte. La rafale « frisotte la mer » comme une belle femme. La torpeur du flot évoque alors des images lascives :

Et le grand flot en sursaut réveillé
À terre va bailler, s’étirant sur le roc.

Ce réveil paresseux d’un animal tout sensuel nous amène à des images où le rêve érotique se fait plus explicite

Nous n’irons plus sur la vague lascive
Nous gîter en fringuant
Plus nous n’irons à la molle dérive
Nous rouler en rêvant.

La mer est alors, une amante pleine de langueurs. À la limite, cette mer se nie elle-même, elle devient une surface neutre qui se laisse ignorer

Le temps était si beau, la mer était si belle
Qu’on dirait qu’y en avait pas.

La mer n’est vraiment elle-même que si elle a un tant soit peu de virilité. Dans le port, au contact de la terre, monde émasculant, la mer perd toute masculinité.

Le soleil est noyé – c’est le soir – dans le port
Le navire bercé sur ses câbles s’endort
Seul et le clapotis bas de l’eau morte et lourde
Chuchota un gros baiser sous sa carène sourde.

Au milieu de délicates allitérations où dominent les sifflantes et les liquides, il y a une mer à la fois amante et maternelle, une eau dans laquelle tout se dissout : le soleil comme la volonté. Le bateau n’est plus que le jouet d’un bercement ambigu, car l’on ne sait plus s’il s’agit de l’amante ou de la mère. Le port exerce une attirance érotique de calme, de succion et d’engourdissement. C’est une eau étrangement chargée d’affectivité, morte et lourde comme une femme au passé chargé. Ailleurs cette eau est repoussante, elle est « noire », comme si elle était souillée au contact de la terre. Au large, elle est « verte » ou « blanche ». Quand il s’agit de l’Océan, on peut dire que Corbière comme Hugo, le voit avec des valeurs : le noir et le blanc, et non avec des couleurs. Le noir est attaché à la terre et à ce qui la touche. Les rochers sont de « noirs taureaux », l’eau du port est « noire ». La terre serait alors ce qui souille. Si Corbière lui confère le caractère masculin, dans certains spectacles, ce n’est jamais elle qui a l’initiative. La mer, dans sa féminité, est plus virile que la terre.

Si cette dernière, on l’a vu, est empestée par des miasmes mortels, la mer au contraire, est Vie. Le marin ne meurt pas, il n’attend pas la mort, mais le flot. L’union totale avec la mer est vivifiante, elle est accession à une vie accrue, plus intense ; c’est pourquoi la couche mortuaire du matelot est une couche nuptiale, c’est pourquoi le marin doit délaisser la femme ou l’épouse avec qui l’union ne conduit qu’à un terme mortel. La mort, la « camarde » est un attribut terrien. La mer, elle, confère l’éternité

Vieux fantôme éventé, la Mort change de face
La Mer ! …

Le marin englouti ne connaît pas le sort infamant de servir d’engrais aux pommes de terre, de pâture peut-on dire à des animaux aussi répugnants que des rats. Promu à une nouvelle vie, il fera partie de la respiration colossale de la mer, la marée. Au lieu de subir l’écrasante pression de la terre, il connaît un espace agrandi, étiré démesurément où l’expansion vitale est facile. S’il n’est pas mort, que lui servent les chants funèbres des hommes ! Le seul requiem possible est alors celui que lui corne le vent, force vive et brutale, immense élément primordial. Mais en fait, il s’agit plus encore d’un épithalame que d’un requiem : le marin est prêt pour le gigantesque accouplement avec cette épouse exigeante et jalouse qui l’a arraché à sa mère ou à sa fiancée. C’est un chant de rut cosmique qu’entonne la mer. Elle roule son époux dans le creux houleux d’un lit nuptial liquide à la mesure de l’union qui s’accomplit. Que l’on est loin du monde limité du cercueil et de la lumière tremblotante des cierges mortuaires ! Ici, le marin connait l’expansion infinie. Arrivé au mystère primordial de la vie et de la mort, nous voyons tout ce qui sépare Hugo de Corbière ; pour l’un la mer est l’ennemie mortelle ; pour l’autre, elle est la seule chance de salut. Pour un moment, s’effacent les contradictions chez Corbière, l’espace d’un poème, il peut vivre, guéri de l’amour de la femme, la passion de l’infini. Devant ce monde qui lui est interdit, la femme tremble, « Je tremblerai pour vous quand la mer se tourmente ». Alors le mal aimé, promu au rang des forts, connaît un amour ineffable et sans limites. Mais en fait, pouvait-il prétendre posséder cette mer, femme exigeante qui s’était refusée sans cesse ?

En face d’une telle personnification et d’un tel idéal, le marin se présente alors comme l’amant d’une femme colossale et gigantesque. Il est celui qui s’est donné à elle et qui lui appartient sans retour. Il est un « bonhomme de mer », une « âme de mer », il fait partie des « gens de mer » où la préposition « de » marque l’appartenance, le lien indissoluble.

La première étape dans l’initiation qui doit conduire l’enfant au métier de marin, est celle du mousse. Ce qui frappe d’abord chez le mousse, c’est son désir d’imiter ses aînés, de faire comme eux en suivant leurs traces. Il veut devenir un homme et revendique ce qu’il y a de plus rude. Celui qui meurt de la fièvre au Mexique fait dire à son Père qu’ « II serait mieux mort dans un combat ». Celui dont le père est mort en mer, loin d’être effrayé par la perspective d’un même sort, s’écrie fièrement :

Moi, j’ai ma revanche
Quand je serai grand – matelot.

Et en attendant, c’est lui qui comble l’absence paternelle, qui travaille pour nourrir ses frères. La vie se charge de faire de ces enfants des hommes. Un vieux matelot ne peut s’empêcher de soupirer : « Voyez comme déjà l’apprentissage est rude ». Ces enfants ont déjà des allures d’adultes. Dans leur volonté de ressembler aux « frères-la-côte », ils les imitent en tout. Le mousse de Lettre du Mexique a déjà des souvenirs de cœur ; un autre se trouve au Cap Horn, le temple de la virilité et montre son effarement au spectacle du lupanar en roulant « deux gros yeux sous sa tignasse rousse ». Ils ont déjà en eux bien des caractères du marin : ils sont attachés à certains rites (l’un fait dire à sa mère qu’il est mort en faisant sa prière) ; ils ont de l’affection pour leurs parents, surtout pour leur mère. Il faut dire qu’ils sont, malgré leur âge, bien supérieurs aux terriens, et que, s’ils ne connaissent pas la mort glorieuse en mer comme le matelot, ils ont au moins une fin en apothéose, avec deux anges pour les veiller : un matelot et un vieux soldat. C’est la preuve qu’ils font déjà partie de la confrérie virile des marins.

La seconde étape, avant de devenir matelot, est constituée par le temps ou l’on est novice. II s’agissait de matelots de seize à dix-huit ans protégés par le code du travail maritime. II y a bien en effet un noviciat ; c’est la période qui suit l’apprentissage où il faut se montrer digne de la confrérie où l’on va entrer. Ces jeunes gens ne semblent pas encore posséder toutes les qualités exigées. Ils ne se sont pas encore endurcis, leur sentimentalité est encore à vif. Dans le port où les navires sont désertés

Quelque novice seul, resté mélancolique
Se chante son pays avec une musique.

Ailleurs, au « Cap-Horn », ils goûtent avec avidité un plaisir dont ils ne sont pas encore repus :

Là, plus loin dans le fond, sur les banquettes grasses
Des novices légers s’affalent sur les Grâces
De corvée…

L’amour représente encore pour eux une affaire importante ; les vrais matelots se montrent plus réservés : c’est d’abord à la mer qu’ils se sont consacrés. Cette sentimentalité et cette part excessive accordée au jeu amoureux, nous les retrouvons chez le Novice en partance sentimental. Le jeune marin est fier de ses succès amoureux, c’est pour lui un moyen de se prouver qu’il est un homme.

J’accostais, novice vainqueur
Pour mouiller un pied d’ancre, espérance propice !…
Un pied d’ancre dans son cœur !

« Gabier volant de cupidon », il entasse ses succès. II est bien un peu vantard dans son désir d’éblouir, il est même volontiers irrespectueux des croyances religieuses, dans son désir de paraître affranchi. Plus tard le matelot n’aura plus ces défauts, c’est que, sûr de sa force, il n’a plus besoin d’en imposer, de vouloir éblouir à tout prix. Cette joie de vivre, ce naturel annoncent déjà le marin ; déjà perce l’amour irremplaçable pour la mer, celui qui doit supplanter tous les autres. Le novice a peur de l’attendrissement qui rabaisse l’homme, qui l’enchaîne. Aussi est-il reconnaissant à la mer qui le libère et lui permet de s’accomplir :

Notre chien de métier est chose assez jolie
Pour un leste et gueusard amant ;
Toujours pour démarrer on trouve l’embellie
– Un pleur… Et saille de l’avant !

Et hisse le grand foc ! – la loi me le commande –
Largue les garcettes sans gant !
Etarque à bloc – l’homme est libre et la mer est grande –
La femme un sillage ! … Et bon vent ! –

II y en a pourtant qui n’entreront jamais dans la caste des matelots. Si le marin est l’homme par excellence, ceux qui sont contrefaits ne peuvent pas prétendre en faire partie. C’est pourquoi Bitor est encore novice, malgré quarante ans de service. Il n’a pu répondre aux qualités exigées et son désir de forcer l’accession à cette caste est considéré comme un vol, comme une effraction. Il sera puni cruellement de sa tentative et, pour avoir connu le plaisir défendu réservé aux forts, il mettra fin à une vie honteuse, toute faite d’avanies. En effet pour celui qui a eu la révélation d’un paradis, celui des mâles, continuer sa vie comme auparavant sera désespérément insipide.

Face au faible Bitor, se dressent les forts, une « race à part ». On peut mesurer l’importance d’une telle affirmation. On est ou on n’est pas matelot, on naît ou on ne naît pas matelot. Comme nous comprenons alors le désir torturant de Corbière voulant changer de parents, venir au monde au sein d’une famille fruste. Certes ces racines facilitent l’adoption d’un rôle, mais plus profondément et plus inconsciemment, Corbière veut lutter contre un destin inéluctable, refaire une vie en la recommençant dès les origines. Cependant la prédestination existe. Les étapes, les épreuves par lesquelles il faut passer n’existent que pour développer un germe préexistant : il y en a qui sont matelots dès le berceau, et d’autres qui ne le sont pas et qui ne le seront jamais. L’humanité se divise donc en deux parties irrémédiablement distinctes : les marins et les autres.

Qui sont-ils ? La réponse de Corbière est assez surprenante : le matelot, c’est d’abord l’inconnu. « On ne les connaît pas » parce que non seulement ne nous est parvenue d’eux qu’une image déformée, celle du théâtre comique ou celle tout aussi comique des poètes, mais aussi parce que nous refusons de les connaître. « Ils sont de mauvais goût ». Personne n’accepte ces gens grossiers et virils. Les terriens, enfermés dans leur confort émasculant, dans leurs lois dévirilisantes, ne connaissent plus l’affrontement de la nature, refusent l’idéal trop exigeant du marin et préfèrent l’ignorer ou même le combattre, pour éviter la honte d’une comparaison. L’aspect physique du matelot est de mauvais goût, il est même parfois repoussant. Le matelot est sale. Comme son bateau, il porte les traces de son combat quotidien. Au contact de la matière, sa peau se macule et s’encrasse ; aussi, quand il faut aller à terre, se frotte-t-il et s’astique-t-il. Bossu Bitor « s’est lavé, gratté – rude toilette ». Au large on retrouve la saleté. Le lascar de la Goutte s’écrie : « Allons, mes poux n’auront pas besoin d’onguent-gris ». Les matelots ont beau se dépouiller de leur vermine, ils sont marqués d’une manière indélébile par leur lutte de chaque jour. Il y a

Des Hollandais salés, lardés de couperose […]
Des baleiniers, huileux comme des cachalots.
D’honnêtes caboteurs bien carrés d’envergures,
Calfatés de goudron sur toutes les coutures
Des chauffeurs venus là pour essuyer leur suie.

Ces gens ne sont pas beaux, c’est un ramassis de stropiats, une cohorte grimaçante de forbans défigurés et amputés.

…bris de naufrage,
Ramassis de scorbut et hachis d’abordage…
Cassés, défigurés, dépaysés, perclus.

Ils ont sur eux les stigmates de leur vie aventureuse, ils en sont fiers. La blessure devient signature, comme si la vie, à la manière d’un peintre, se chargeait de signer ces horribles productions, les seules belles. Mais cette laideur est acquise, la marin n’a pas honte d’elle puisqu’elle porte témoignage de sa valeur. Telle est la différence essentielle qui sépare la hideur d’un matelot de celle d’un Bitor. Corbière, en exaltant le caractère repoussant et affreux des gens de mer, pensait-il se fondre au milieu d’eux ? Oublier sa propre horreur au sein de personnes qui en feraient peu de cas ? C’était toujours une raison de plus pour lui faire aimer la mer.

Leur peinture morale est fondée sur l’alliance de qualités contradictoires.

Ces anges mal léchés, ces durs enfants perdus
Leur tête a du requin et du Petit-Jésus.

Ces êtres forts sont en fait les seuls tendres, car leur tendresse n’est pas lâcheté ; ils ne l’exercent qu’envers ceux qui la méritent. Le marin s’émeut en face de sa fiancée, de sa mère ou de la prostituée. Mais il rosse le gendarme ou Bitor. Il martyrise d’ailleurs avec une cruauté innocente. Bitor est torturé parce qu’il a violé les règles les plus élémentaires, il n’avait aucun droit à venir au Cap-Horn, le temple des mâles ; voilà le motif de sa condamnation.

Pou crochard qui montait nous piquer nos punaises
Cancre qui viens manger nos peaux…

Les tortionnaires sont sûrs de leur bon droit et ne s’aperçoivent pas que ce sont eux les lâches. Ils ont l’impression de se faire justice et tous s’acharnent. Il y a aussi la présence des femmes et la perspective d’une bonne partie de rire. Les plaisirs du matelot ne sont point innocents. Il lui faut exercer ses forces.

C’est que le matelot
Bon enfant, est très dur quand il est rigollot
Sa colère ! c’est bon – Sa joie ! ah, pas de grâce !…

En mer il y aura d’autres soupapes pour cette énergie contenue. À terre, il y a la bagarre, il y a la débauche. Les matelots dépensent sans compter le fruit de leur labeur

Jetant leur solde avec leur trop plein de tendresse

Bitor donne tout son bas de laine à Mary-Salope et le novice sentimental affirme :

pour un mathurin faraud, c’est une honte
De ne pas rembarquer léger.

À terre, il y a aussi l’amour où nous retrouvons la même dualité : tendresse et force. Les tourtereaux farouches vont « Faire, à grands coups de gueule et de botte… l’amour », jusqu’à ce qu’ils soient « beuglant, ronflant, trinquant, rendus ». Cet amour sans problème n’a qu’un temps, car les partenaires sont loin d’être à la taille de l’océan. Avec la mer, la dépense d’énergie est infinie comme le flot à maîtriser. Pour échapper à l’amollissement, il faut mettre son sac à bord et repartir dans l’allégresse de retrouver, comme les marins du poème Aurora, la grande et éternelle fiancée.

La confrontation avec l’étendue démesurée est une invite de dépassement, la mer dilate les possibilités de l’être.

C’est plus qu’un homme aussi devant la mer géante
Ce matelot entier !…

En fin de compte, ce qui définit surtout le matelot, c’est d’être un amant de la mer. Il veut pousser tellement loin l’union avec elle, qu’il se métamorphose en l’objet qui réalise le mieux ce rêve : la coque.
Le matelot est fait pour la mer comme le bateau pour l’eau.

Tel qu’une vieille coque, au sec et dégréé
Où vient encore parfois clapoter la marée
Âme-de-mer en peine est le vieux matelot
Attendant, échoué… – Quoi ? la mort ?
– Non, le flot.

Les marins sont faits pour la mer, et lorsqu’ils en sont séparés, ils n’attendent qu’une chose, le rapt de l’eau. Loin d’elle,

Ils durent comme ça, reniflant la tempête.

Ils durent – mais ne vivent pas, sinon en rêvant les « grands quarts », en continuant par l’imagination la vie qu’ils ont connue. Cette vie est une gigantesque saoulerie, une colossale ivresse.

N’en faut du vin ! n’en faut du rouge !… et de l’amour.

À terre le marin boit encore plus que d’habitude.

À terre on a beau boire, on ne peut dessoûler !

Aussi les retours sont difficiles

Au deuxième matin, le bordailleur rentrait
Sur ses jambes en pieds-de-banc-de-cabaret
Tournoyant bord sur bord…

Le marin boit la « goutte » pour se donner du cœur au ventre, pour accroître son énergie, mais aussi parce que boire c’est faire la preuve qu’on est un homme. Avaler de l’alcool sans tiquer, c’est un signe d’endurcissement. L’amour (cf. supra) était lui aussi une nourriture pour l’estomac solide, de la « chair à chiquer ». Les performances bachiques classent son matelot. Ce n’est que dans la mort, semble-t-il, que le paria retrouve sa lucidité

Piétinant sous la plante
De son pied marin le pont près de crouler
Tiens bon ! ça le connaît, ça va le dessouler.

En fait, c’est l’accession à une ivresse plus grande encore causée par la plus forte des boissons. C’est la dernière épreuve du matelot, qui ne doit pas plus ciller devant l’eau amère et salée que devant son verre de rhum. Ils s’exécuteront

Buvant sans haut-de-cœur la grand’ tasse salée
– Comme ils ont bu leur boujaron.

Alors au sein de cet enivrement colossal, peut se consommer la gigantesque débauche avec une femme elle aussi noyée dans les vapeurs de l’eau-de-vie :

Voyez à l’horizon se soulever la houle
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie à moitié saoule.

Être simple, naturel, sans problème, faisant son métier quotidien, il refuse la gloire, parce que naïf, il ne voit pas de mérite à faire son devoir

Vieux culots de gargousse, épaves de héros !…
– Héros ? – Ils riraient bien…. – Non, merci : matelots !

L’art, la poésie, non plus ne leur présente pas de difficulté :

Ces brutes ont des chants ivres d’âme saisie
Improvisée aux quarts sur le gaillard d’avant…
– Ils ne s’en doutent pas, eux, poème vivant.

Le matelot attend la mort sans inquiétude et a su mettre la femme à la place qu’elle méritait. Corbière est invinciblement attiré par cette existence où l’esprit s’oublie dans la lutte du corps contre la mer. Corbière à la recherche de la plénitude physique et morale a perçu qu’être matelot, c’est oublier sa débilité, c’est oublier la torture lancinante de l’esprit et de l’amour, c’est l’innocence retrouvée dans un accord parfait avec la nature.

En fait le matelot d’aujourd’hui ne semble pas tellement intéresser notre poète. L’idéal qu’il se proposait est en passe de disparaître et son accomplissement n’a l’air d’appartenir qu’au passé.

Matelots ! – Ce n’est pas vous, jeunes mateluches,
Pour qui les femmes ont toujours des coqueluches…
Ah, les vieux, avaient de plus fiers appétits !
En haussant leur épaule, ils vous trouvent petits.
À treize ans ils mangeaient de l’Anglais, les corsaires !
Vous, vous n’êtes que des pelletas militaires…
Allez, on n’en fait plus de ces purs, premier brin !

Une telle affirmation peut avoir plusieurs explications possibles. Corbière, dans son désir d’offrir un but exigeant, le repousse dans le passé pour le rendre plus inaccessible, pour le nimber de légendes. Ou bien, il faut peut-être chercher dans l’histoire même de Corbière. En effet sa découverte des gens de mer s’est opérée par l’entremise des « frères-la-côte », des corsaires. Voilà sans doute pourquoi la marine d’aujourd’hui fait bien piètre figure à côté de celle d’hier. Si Corbière respecte encore certains matelots de son temps, c’est qu’ils sont les descendants des aventuriers d’autrefois, et c’est dans la mesure où, s’ils ne mangent pas de l’Anglais, « ils aiment plaie et bosse ». La filiation s’établit entre les grands ancêtres et le petit mousse, mort de la fièvre au Mexique, parce qu’il aurait voulu être tué dans un combat. Ainsi le marin d’aujourd’hui n’est aimé que parce qu’il permet un voyage dans le temps. Le Roscoff actuel ne présenterait jamais aucun intérêt, s’il ne portait pas les traces d’une histoire glorieuse, et l’on voit Corbière qui perçoit au-delà du spectacle étendu sous ses yeux. Le petit port inoffensif se peuple peu à peu de visions, la tranquillité de la rade est troublée par le tintamarre guerrier d’autrefois, et sur la ville se dresse l’ombre immémoriale du pirate,

Ton pied marin dans les brisants…
– Dors : tu peux fermer ton œil borgne
Ouvert sur le large, et qui lorgne
Les Anglais, depuis trois cents ans.
[…]
Où sont les noms de tes amants ?…
– La mer et la gloire était folle ! –
Noms de lascars ! Noms de géants !
Crachés des gueules d’espingole.

Hélas, toute cette gloire a disparu, toutes ces riches heures doivent se perdre. Roscoff n’est qu’une vieille prostituée, ses amants sont des « mousses de quatre-vingt-dix ans », le canon s’est rouillé et ne tire que des charges bien inoffensives. Il ne reste plus alors qu’à s’endormir, à récuser la vie, si cette vie a perdu tous ses puissants attraits de carnage et de débauche. Cette invite à la léthargie est le signe d’une mélancolique nostalgie de temps révolus.


Note

1 « Au Peuple » dans Les Châtiments

Retour au plan de l’étude Chapitre 7

creative commons