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L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière

Une étude de Jean-Luc.

Chapitre 3

Corbière et ses emprunts…

J’ai aussi (avec non moins de modestie) dans la tête que je serai un jour un grand homme, que je ferai un Négrier.

Il est bien évident que le recueil des Amours Jaunes, si original qu’il soit, n’a pas été une création ex nihilo et qu’il doit beaucoup de sa matière à des œuvres précédentes. Mais il faut le dire tout de suite, tous ces emprunts ont été refondus pour donner naissance à un livre neuf et puissant.

À tout seigneur tout honneur, c’est bien sûr au père qu’il faut d’abord se référer, car son influence fut prédominante en raison de sa personnalité tout d’abord, mais aussi de ses œuvres qui nourrirent très tôt Tristan. Au-delà de l’exaltation pour les aventures lointaines, les romans paternels fournirent des emprunts plus précis, ou tout du moins des rencontres assez surprenantes. Il serait assez vain d’en faire un relevé complet, mais on peut essayer de voir à l’aide de quelques exemples comment Corbière a assimilé une nourriture étrangère à sa substance propre.

La première leçon que Tristan ait apprise de son père et de ses romans est le sentiment aigu du réalisme. Édouard Corbière écrivait dans la préface du Négrier : « Dois-je peindre les marins tels que je les ai vus, ou dois-je plutôt les livrer encore une fois au public, tels qu’il est accoutumé à les voir ? » L’auteur du Banian n’avait pas hésité à tenter la compromission, essayant de montrer la saveur et l’importance du langage de la mer, tout en ne désirant pas trop choquer le goût de ses contemporains. Son fils ira beaucoup plus loin que lui, il n’acceptera pas le compromis et voudra un vérisme absolu, n’hésitant pas à étaler avec complaisance les aspects les plus sordides de l’existence d’un marin.

Son initiation à une vie âpre et boucanée s’était accomplie par les œuvres de son père, il n’est donc pas étonnant d’en retrouver les traces dans les Amours jaunes. Si l’on feuillette le Négrier, on est étonné d’y trouver déjà l’atmosphère de Gens de Mer, Léonard, enfant, s’écriait : « …je rêvais avec ivresse et au bruit des vagues qui me berçaient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, les dompter ou périr au milieu d’elles », déclaration qu’aucun matelot de Gens de Mer, ni que Corbière lui-même n’auraient désavouée. Sur le Sans-Façon, navire corsaire, nous trouvons déjà ce ou ces renégats « rassemblés par amour de la rapine et la soif du carnage », le capitaine du même navire ressemble étrangement à un des personnages de Matelots car « sa longue figure était sillonnée d’un coup de hache d’abordage qui lui était descendu du front au menton en passant par le nez… », c’est « un de ces corsaires fortement prononcés que les marins nomment un frère-la-côte ». Plus loin, Édouard Corbière nous parle des « vieux de cale », du « boujaron » qui était une mesure en fer blanc d’une contenance de six centilitres environ et qui servait à mesurer la ration de rhum des marins, d’« amateloter », de « se patiner », des « gargousses », des « corsairiens », etc., presque tout le vocabulaire de Gens de Mer.

Bien des pages de ce roman pourraient être considérées comme le point de départ de certains poèmes des Amours Jaunes. Qu’on en juge ! Le passage suivant est peut-être à l’origine du Bossu Bitor ou de certains vers de Matelots : « La peinture des douceurs de la vie n’occupe qu’une place très circonscrite dans ces récits : c’est à l’abri d’une bonne bouteille de vin et mouillés à quatre ancres dans un cabaret que ces hommes placent la félicité suprême, une auberge est le théâtre de leurs illusions, le palais de leurs féeries, c’est pour eux enfin le paradis terrestre. Ils ne s’en figurent pas d’autre parce que leur imagination ne peut guère aller au-delà des plaisirs qui leur sont propres ». La présence de l’estaminet est incontestable dans les Amours Jaunes. Cinq poèmes de Gens de Mer le décrivent ou l’évoquent.

Tels autres passages sont sans doute à l’origine de Matelots. « Combien pour l’écrivain qui vivait parmi ces hommes terribles il y aurait de belles et vives couleurs pour peindre leur mépris de la mort, leur fureur pour la débauche et leur besoin d’affronter les dangers ». Dans l’extrait suivant, nous trouvons déjà toute l’armature du poème. « Oh combien ces hommes intrépides et simples, brusques et généreux me semblaient supérieurs à tous ceux qu’ils enrichissaient et qui s’humiliaient devant eux avec leurs habits bien coquets, leurs gestes maniérés et leurs petites voix caressantes ! Les corsaires seuls me paraissaient des hommes, tout le reste des femmelettes. Et l’on s’étonne que les marins aient une si bonne opinion d’eux et un si grand dédain pour la plupart des autres professions ! Mais c’est qu’ils sentent en se mesurant avec le commun des hommes, tout ce qu’ils valent de plus que les autres, et tout ce qu’ils peuvent faire partout où on les laisse développer les facultés qu’ils ont exercées dans les dangers de leur métier ». Seulement le fils, au lieu de dire, montrera en action, fera parler ces gens et ce sont eux, avec la saveur de leur langage, qui prononceront la condamnation.

Le Négrier fournit aussi les origines de certains détails. Léonard meurt de la fièvre, d’une maladie contractée sous les tropiques, comme le mousse de Lettre de Mexique. Le vers de Matelots : « un curé dans ton lit, un’ fill’ dans ton hamac ! » prend certainement sa source dans le passage suivant : « Le conteur commence ordinairement sa narration en criant « cric ! », les auditeurs répondent « crac ! » et l’orateur reprend « un tonnerre dans ton lit ; une jeune fille dans ton hamac ! », formule qui, sous un emblème philosophique, signifie peut-être, dans leur pensée, qu’un hamac peut-être l’asile du bonheur qu’on ne trouve pas toujours à terre, dans un bon lit ». De même les vers : « Ils ont toujours, pour leur bonne femme de mère / Une larme d’enfant…. » peuvent venir du Négrier où l’on trouve une expression voisine. Les matelots « se rappelaient avec attendrissement leur bonne femme de mère ». Les prostituées du Cap Horn sont « gréées comme il faut ; satin rose et dentelle », de même « Ivon s’était aussi amouraché d’une grosse servante basse-bretonne, qu’il avait retirée de sa cuisine pour la caricaturer en grande dame et lui faire porter, comme il disait, un gréement complet de femme à la mode » ; et plus loin : « nous fûmes tous gréés en femmes anglaises ». On trouve d’ailleurs une telle expression dans le Gaillard d’avant de La Landelle. Dans le Négrier, un des capitaines dit à l’homme de barre : « Attention à gouverner en route, et ne nous amusons pas à chicaner le vent ». Tristan dira adieu à son cotre en des termes semblables : « Plus ne battras ma flamme / Qui chicanait le vent ».

Les autres romans de son père ont exercé une emprise moindre, une influence de détail surtout. Dans les Pilotes de l’Iroise, un matelot, après la bataille, est décrit ainsi : « Tiens, il a un œil en moins. Et vous autres en avez-vous un de plus ? » Tristan s’en souviendra dans Matelots. Le Banian, qui renfermait une parodie de poésie amoureuse :

Oh, qui pourra dans ton cœur, femme,
Mouiller l’ancre des passions
Et crocher son âme à ton âme
Du Grappin des tentations.

est certainement à l’origine de l’image du Novice en partance sentimental. II est vrai qu’une image voisine existe dans le Gaillard d’avant : « Par le fond de son cœur, moi, j’ai mouillé ma sonde ».
Corbière le père se moquait des métaphores sans unité qui faisaient le délice des romantiques. Tristan se resservira de l’image. Il la rendra naturelle en la mettant dans la bouche d’un matelot qui traduit ses sentiments dans son vocabulaire, celui de la mer. C’est un indice qu’il dit vrai, car son langage n’est pas frelaté. Pour Corbière, il y a certainement une perversion dans le langage amoureux, parce qu’il manque de naturel, parce qu’il ne coïncide pas avec la réalité à exprimer.

Un des passages des Pilotes de l’Iroise décrit l’arrivée du marin au port : « le soir, dans un port. Que ce moment est doux pour le matelot ! C’est le terme de ses travaux journaliers, c’est le commencement des brutales jouissances dans lesquelles il va se noyer… Entendez ces marins chanter leurs rauques chansons dans les cabarets qu’ils emplissent ». Ce qui n’était qu’une simple notation chez le père va devenir un tableau de genre chez le fils, les remarques vont se développer, gagner en complexité, de mystérieuses correspondances entre les sens et les sons vont se créer. Le début de Bossu Bitor est à ce passage ce qu’une symphonie est au thème. On peut d’ailleurs se demander si Corbière n’a pas pris son père au mot : « les brutales jouissances » où le marin « va se noyer » se terminent bien par la noyade du nabot.

Édouard Corbière était un polémiste et il attaqua les terriens comme il aurait attaqué ses adversaires politiques. Dans son essai Des emprunts libres faits à la littérature maritime, le père vitupérait contre l’image frelatée du marin présentée par les théâtres parisiens : « Ces passagers qui n’ont vu des marins qu’à l’Opéra comique ! À part même ces drames où l’on a tenté si maladroitement jusqu’ici de faire intervenir des vaisseaux de ligne et des marins taillés sur un autre patron que ceux dont l’Opéra comique se voyait depuis un siècle en si tranquille possession, le Grand Opéra, le Théâtre français, l’Opéra comique, le Vaudeville et le cirque Olympique ont recruté, depuis deux ans, plus de marins que n’aurait pu le faire dans le même espace de temps, l’inscription des classes maritimes ; et pendant que le feuilleton des grands journaux et des gros recueils contestaient le plus vivement la popularité de la littérature amphibie, le théâtre admettait tous les pirates, les négriers, les enseignes de vaisseau, les aspirants, les maîtres d’équipage et les mousses, que les littérateurs parisiens empruntaient discrètement à ces romans de mer, d’où l’odeur saline suffisait seule, disaient-ils, pour leur donner des nausées ». Chez Tristan la diatribe devient satire. Il n’attaquera pas directement le marin d’opérette, il va le faire vivre sous nos yeux pour nous en montrer la fausseté et pour le condamner sans appel.

Gabriel de La Landelle était venu voir le jeune malade à Morlaix et lui avait fait lire ses œuvres. Tristan en gardera quelques souvenirs dans ses poèmes. Le Gaillard d’avant était un essai pour fournir aux marins des chants où seraient fixés les sonorités et les rythmes du langage des matelots. La Landelle écrivait :

– Range à diminuer de voile
– Amène et cargue ! Leste – En haut !
– Sur les vergues ! – Au vent, la toile !
– Prenons tous ces ris comme il faut !

Tristan essaiera à son tour avec plus de bonheur, semble-t-il, parce qu’il essaie de varier les rythmes et qu’il mêle à son poème des chansons de bord authentiques :

Évente les huniers !… C’est pas ça que jé régrette…
– Brasse et borde partout !… Naviguons ma brunette !
– Adieu, séjour de guigne ! Et roule, et cours bon bord…
– Va la Mary-Gratis ! – au nord-est quart de nord –

Les allitérations, la musique des vers ne sont pas étrangères à la réussite du poème.

Il est possible que les prostituées du Cap Horn tirent leurs « petits noms » du Retour des Marins de La Landelle :

Catherine Œil de Bœuf, Janneton Clair de Lune
La Gamelle aux amours, Madeleine le Brune
Rose, Annette ou Margot, chacun a sa chacune.

Les derniers vers d’Au vieux Roscoff ont peut-être leur origine dans Chant naval :

En chantant par leurs larges gueules
Leurs chansons de mer
Prompts comme l’éclair,
Nos canons vomissent des moules
De plomb et de fer…

Certain passage du Naufrageur pourrait bien venir de Retour en France :

…Sous notre étrave
Écume le feu de l’enfer
Les diables font sabbat en l’air.

La Lettre du mousse annonce déjà Lettre du Mexique.
Musset semble avoir inspiré ces vers du Phare :

Sait-il son Musset : A la brune

II est jauni
Et pose juste pour la lune
Comme un grand I.

Tandis que l’Albatros de Baudelaire se profile derrière ce passage de Matelots :

A terre – oiseaux palmés – ils sont gauches et veules.

Le folklore aussi a inspiré l’auteur de Gens de Mer. L’appareillage d’un brick corsaire est entrecoupé des bribes de la chanson : Marion est ma brunette, tandis que le Mousse renferme une variante des Trois matelots de Groix.

À la vérité, il est bien difficile de savoir s’il s’agit d’un emprunt conscient, d’une réminiscence ou du long investissement d’une œuvre lue, relue et admirée. Toute cette mosaïque d’emprunts, Corbière a su en faire sa propre substance. Tous ces emprunts se sont fondus dans une vision personnelle de la mer, vision qu’il avait d’ailleurs héritée en partie des romans de son père. En général Corbière a le souci de montrer, de faire vivre et agir, il a développé et poétisé ce qui n’était que notation chez son père, car, plus que lui, il avait le sentiment épique de la vie en mer et une technique d’écriture ignorée de l’auteur du Négrier. Peu importe d’ailleurs de savoir que telle partie de Gens de mer est issue de telle ou telle œuvre ; ce qui importe, c’est de savoir comment Corbière a unifié tous ces apports et comment il leur a insufflé une nouvelle vie.

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