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Littérature

L’Impasse de Daniel Biyaoula

L’Impasse (1996) de Daniel Biyaoula ou le cauchemar d’un immigré africain

Par Zakaria SOUMARE, professeur de lettres modernes.

Le thème de la migration/immigration dans la littérature africaine francophone ne date pas d’aujourd’hui. Cependant, Abdourahmane Waberi, dans son article intitulé « Les enfants de la post-colonie, esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire », a commis une erreur d’approche en faisant remonter l’émergence de ce thème aux écrivains qui, dans la décennie 1990-2000, ont écrit des textes pour rendre compte de la situation des immigrés africains en France. Cet écart analytique pourrait, à notre avis, être rectifié par cette affirmation du professeur Madior Diouf qui, dans son article qui s’intitule « Le roman sénégalais de langue française », écrivait déjà que Force Bonté de Bakary Diallo est le premier roman à avoir présenté de manière constante la vie d’un Africain en France.
Il s’avère donc que les prémices de la thématique de la migration/immigration dans le paysage littéraire africain d’expression française doivent être situées au début du siècle dernier. On peut par conséquent déduire que L’Impasse de Biyaoula ainsi que Bleu Blanc Rouge de Mabanckou s’inscrivent dans la suite logique de ce texte du tirailleur sénégalais, Bakary Diallo qui, après son aventure européenne pendant la Première Guerre mondiale, a pris la plume pour rendre compte de ses péripéties tout en faisant l’éloge de la France.
L’Impasse, qui est le premier texte romanesque de Daniel Biyaoula, raconte « sur le mode du récit à la première personne un trajet qui conduit le héros narrateur, Joseph Gakatuka, ouvrier dans une usine de pneumatique de la région parisienne, de la France vers l’Afrique. » On peut diviser ce texte en deux parties relatant chacune l’itinéraire misérable du personnage.

L’aventure africaine

Joseph, personnage principal du texte, après quinze années d’absence, décide de rentrer en vacances à Brazzaville auprès des siens. À l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle où il était accompagné de sa copine Sabine, il commence déjà à vivre le cauchemar. Ses compatriotes avec qui il voyage le prennent à partie à cause de la manière dont il est « fringué ».

Hé ! Voyez-moi celui-là… là, en face de moi ! […] Regardez comment il est habillé ! C’est des gens comme ça qui font honte à l’Afrique […] Les Blancs, quand ils voient les Noirs fringués comme ça, ils pensent tout de suite qu’on est tous pareils. Heureusement que nous sommes là pour sauver l’honneur du continent.

Ces propos méprisants sont ceux de l’un de ses compatriotes. Joseph, quant à lui, n’est pas indifférent à l’attitude des Noirs dans la société du pays d’accueil. Biyaoula montre un personnage qui souffre de voir les Africains « singer » le mode de vie des Blancs, dans le seul but de leur ressembler. Cette « singerie » va parfois jusqu’à se « dépigmenter » la peau. Biyaoula, à travers son personnage, exprime cette vie artificielle qui dévalorise le Noir en lui octroyant une identité de façade : « Je perçois chez tout ce monde comme quelque chose de faux, d’apprêté. Je ne parviens pas à le définir, mais ça provoque en moi un haut-le-cœur, une sorte de pitié et de honte. ». Ce qui fait la singularité de ce texte de Biyaoula, c’est son style oral. L’auteur, contrairement aux auteurs de la littérature africaine dite « d’instituteurs » selon l’expression de Senghor, use de beaucoup de termes familiers, plus proches de l’oralité que du langage soutenu. Les tournures syntaxiques, dans cet ouvrage, sont comme renversées, alourdies.
L’auteur, pour rendre compte de l’aventure de son personnage, n’avait pas besoin de recourir au style soigné, à la manière des grands classiques de la littérature française. Chez lui, le héros Joseph quitte Paris pour se ressourcer en Afrique, à Brazzaville. Cependant, l’émigré vacancier s’aperçoit qu’il connaît très mal ce continent et donc sa propre famille qui lui reproche sa tenue vestimentaire qui n’est pas digne d’un immigré congolais revenant de France, pays de rêve de toute la jeunesse.
Dès son arrivée à l’aéroport de Brazzaville, il se sent déjà mal accueilli par les siens, vu qu’il n’est pas habillé comme devrait l’être tout Parisien qui se respecte. Sa famille se sent déshonorée, surtout que tous les compatriotes avec qui il avait fait le voyage portaient des costumes. Biyaoula décrit un personnage choqué de voir des gens s’habiller de la sorte « avec une température de 10 degrés dehors ». Cependant, Samuel, son frère aîné, lui fait comprendre qu’il n’avait aucun choix et qu’il devait se comporter comme tous les vacanciers afin de sauver l’image que les gens pourraient avoir de lui. Joseph, lui, ne comprenait pas qu’on puisse mettre autant de pression sur lui pour tout simplement l’obliger à obéir aux caprices des spectateurs. L’auteur présente un personnage mal dans sa peau, qui ne parvient guère à s’adapter aux réalités de son pays d’origine. Au delà de « la guerre vestimentaire », Joseph est un être frustré de voir ses parents et ses sœurs se décolorer la peau : « Mère a fait partie de l’avant-garde en matière de “maquillage”, qui dans le français de chez nous signifie décoloration de la peau […]. Ah, elle ne doit plus faire ostentation de son teint de blanc comme elle aimait dire ». C’est toute la problématique identitaire que l’auteur soulève à travers ce texte où les Africains sont présentés comme des personnes ayant perdu tout repère. À l’aéroport où ses parents sont venus l’accueillir, Joseph sent qu’il se retrouve dans un univers qui ne correspond plus à ses attentes. Biyaoula peint un personnage qui a l’impression de vivre un cauchemar au sein de sa propre famille. Il y est présenté comme une personne qui assiste à un cours de bienséance dans lequel on lui inculque les règles sociales : « Il [Samuel, son frère aîné] me dit qu’il y a des règles à respecter, que je ne les aime peut-être pas, les coutumes, mais que je suis un Parisien, que le Parisien a une image à défendre, que pour eux, les gens de ma famille, ce sera la honte insoluble qu’il y ait parmi eux un Parisien qui ne ressemble pas à un Parisien ». Son frère ne s’arrête pas à ses recommandations, il pousse l’audace jusqu’à le conduire « aux Habits de Paris », le magasin chic de Brazza, car « c’est ici que s’habillent les ministres, les hommes d’affaires, les haut-fonctionnaires » afin de lui acheter des costumes et l’obliger à les porter. Pendant tout son séjour parmi les siens, Joseph est confronté à toutes sortes de critiques de la part de son frère Samuel et de ses parents, dans la mesure où il ne respecte pas les règles d’apparence vestimentaire que devrait adopter tout émigré vacancier. Le lecteur a comme impression d’avoir devant lui un personnage qui se sent dans une impasse, sans aucune issue possible.
C’est d’ailleurs cela qui donne toute sa valeur au titre de l’ouvrage de Biyaoula. À travers les yeux de ce personnage, l’auteur peint un tableau désolant des communautés africaines modernes, tant en France qu’en Afrique, dénonçant le clientélisme, la volonté de toujours ressembler à l’Européen en se décolorant la peau, d’afficher sa fortune et ses mérites réels ou fictifs (comme le cas des Muelle dans le roman).
Le personnage de Biyaoula, par ailleurs, se trouve comme perdu dans un monde de superstitions dans lequel on considère les malades du sida comme des individus victimes de la sorcellerie. L’Impasse pourrait ainsi être interprétée comme un roman d’initiation qui retrace le parcours problématique d’un personnage à la recherche de lui-même, dans un monde sans repère. Joseph, en quittant son pays d’immigration (France), pensait enfin échapper « à la damnation » causée par la « noirceur » de sa peau. Mais, hélas, quelle n’a pas été sa surprise de constater que la mentalité de ses parents vis-à-vis de la couleur de sa peau n’a pas changé ! L’auteur montre dans L’Impasse un personnage cauchemardesque qui se définit lui-même comme victime du regard que la société porte sur lui à cause de la « noirceur » spéciale de sa peau. Selon lui, c’est l’une des causes qui lui avait enlevé toute envie, pendant quinze ans, de rentrer au pays. Il en prend pour responsables ses parents qui continuent toujours à l’appeler « Kala », qui signifie une personne d’une noirceur hors norme. Ses vacances auprès des siens n’ont rien d’agréable. Il est exposé quotidiennement à un ensemble de problèmes. Le lecteur a l’impression, en lisant ce texte, d’assister à une aventure. Depuis son premier jour, Joseph est confronté à la fois à la misère des populations de Brazzaville et aux pressions de sa famille qui lui fait le reproche de ne pas se comporter comme un vrai Parisien. Mais il y a aussi les pressions exercées sur lui par ses neveux qui le prient de les faire sortir de leur misère. L’immigration est vécue dans ce texte comme une porte de sortie à tous les malheurs. Pour ses neveux, il n’y a pas de bonheur possible sans la France. C’est avec beaucoup de difficultés que Joseph essaie de leur faire comprendre que la France n’est pas ce qu’ils croient, que là-bas les immigrés vivent eux aussi dans la misère, d’une autre manière. Mais personne ne veut l’entendre de cette oreille. C’est la France ou rien : « Ils se précipitent vers moi, mes neveux et mes nièces. Ils me posent une multitude de questions sur la France. Pour eux, je représente la réussite […]. La plupart connaissent Paris mieux que moi. Ce sont des “voir Paris ou mourir !”, “sans Paris, pas de vie possible !” qui, comme une eau de source, s’écoulent de leur bouche ».
Il s’ensuit que le candidat à l’émigration n’accepte rien qui puisse le distraire de son rêve de se rendre en France. Et l’immigré qui vient en vacances au pays n’arrive jamais à désillusionner ceux qui sont restés en Afrique. L’immigré qui persiste dans ses discours pessimistes sur le pays supposé être l’Eldorado est vite considéré comme un égoïste qui ne veut aucun bien pour les autres, comme ce fut le cas du personnage de Biyaoula qui a tout le mal à faire comprendre à ses frères que leur intérêt est de rester à Brazza :

C’est encore un grand problème entre Denis, ma famille et moi cette histoire de France. Quelques années plus tôt, il n’avait pas cessé de me demander que je lui envoie un certificat d’hébergement, mon cadet. Moi […] j’avais refusé. Je lui expliquai qu’il valait mieux qu’il reste à Brazza, que nous autres, nous y vivons tous la pauvreté sous diverses formes, que tout ce qu’on racontait ce n’était que des mystifications […]. Ça l’a fâché, mes écrits, Denis. Il m’a répondu que j’étais jaloux, que je ne voulais pas son bien, que je voulais l’empêcher de s’enrichir…

Il apparaît donc que le seul objectif du candidat à la migration est le départ et, en d’autres termes, tout ce qui essaie de s’interposer entre lui et son rêve est ipso facto considéré comme son ennemi numéro un. Il est, par ailleurs, à constater qu’une telle fougue pour la migration vers la France est presque constante chez toute la jeunesse dans les textes africains ou maghrébins francophones sur la migration. À titre d’exemple, dans Confessions d’un immigré. Un Algérien à Paris, du Kabyle Kassa Houari, le lecteur n’aurait aucun mal à remarquer que tous les jeunes, sans aucune distinction d’âge, ne rêvent que de partir en France, qui est considérée comme le « paradis terrestre » : « Les jeunes n’ont qu’une idée dans la tête : partir, traverser la Méditerranée. Chaque soir ils se retrouvent sur la place du village bâtissant les rêves les plus fous [qui] ont tous pour cadre la France ».
Par conséquent, pour ceux qui sont restés en Afrique, la migration est vécue comme une sorte de miracle au terme duquel tous les problèmes seront résolus.
Par ailleurs, dans ce texte de Biyaoula, le personnage est comme dépassé par les difficultés de toute nature, celles de la « dépigmentation de la peau », de la misère des habitants de Brazza, des pressions de ses neveux, mais aussi et surtout des préjugés sur le rapport Blanc / Noir. En effet, ses parents ne pouvaient pas concevoir qu’il puisse nouer des relations intimes avec une femme blanche (Sabine). Pour ces derniers, ce genre d’union est diabolique voire contre-nature.
C’est toute la problématique identitaire qui est une fois de plus posée. Dans presque tous les romans africains sur la migration/immigration, les unions mixtes sont considérées comme impropres. Nous pouvons, à la lumière de ce qui suit, comprendre combien ces deux communautés ne sont pas encore prêtes à accepter ces types de relations interraciales : « Samuel, le frère aîné de Joseph, dit qu’il espère que je n’aurais pas le malheur de m’engager dans une situation dramatique, que j’évitais les Blanches comme la peste… ». Nous voyons combien cette diabolisation atteint son paroxysme. La femme blanche est associée à un « malheur » qu’il faut éviter à tout prix. De même, chez le Blanc le Noir est considéré comme un parasite avec lequel il faut s’interdire de nouer une relation. Ces préjugés raciaux réciproques sont récurrents dans les œuvres des auteurs africains traitant de la migration africaine vers la France. Ainsi, nous pouvons faire la remarque que la réaction des parents des deux côtés est identique. À titre d’exemple, les parents de Massala Massala alias Marcel Bonaventure, dans Bleu Blanc Rouge du Congolais Mabanckou, lui conseillaient d’une manière catégorique, avant son départ pour la métropole, de ne surtout pas « épouser une Blanche [car] on m’a dit [affirme son père] que ceux qui se marient avec les Blanches renient leurs familles. Est-ce cela que tu veux ? ». Dans l’imaginaire des parents de ces émigrés africains, les principes de solidarité tels qu’ils sont pratiqués dans « la grande famille africaine » (l’expression est de nous), ne sauront, de fait, être respectés par aucune femme étrangère à la communauté noire. Ceci nous amène à une réflexion identitaire, dans la mesure où c’est par un souci de préserver l’identité ethnique du groupe social que toutes les portes sont fermées devant ceux qui souhaitent franchir le seuil du cadre dans lequel sont circonscrits les membres de la collectivité. Un tel souci de rester soi aboutit le plus souvent au rejet de l’étranger considéré comme un élément de perturbation de la personnalité voire de l’identité du groupe.
L’Impasse est, en outre, un texte riche en thèmes. On y trouve à la fois le thème de l’identité et celui de l’inadaptation de Joseph, l’anti-héros du roman, dans cette « aventure africaine » dans laquelle rien ne raccroche son attention, qui puisse le sortir de son impasse.
Nous constatons également cette problématique d’inadaptation de l’émigré à son pays d’origine chez les étudiants de Kocoumbo, l’étudiant noir d’Aké Loba qui, rentrant au pays après avoir passé quelques années en France, « ne reconnaissent plus leurs anciens amis, repoussaient avec dédain la nourriture du pays et réclamaient des plats européens […]. Beaucoup changeaient de costumes deux fois par jour, ne sortaient jamais sans gants et souvent bras dessus, bras dessous avec une jeune fille ».

L’aventure européenne

L’aventure de l’Africain noir en France date, selon certains analystes, comme Gaston Kelman, de la Seconde Guerre mondiale lorsque « la France, comme la majorité des pays européens, se trouva devant la nécessité de moderniser l’outil de production vieillissant [ayant jugé qu’elle] n’a pas le moyen de se lancer dans un chamboulement coûteux et qu’elle gagnera à recourir à l’importation de la main-d’œuvre [de ses] colonies d’Afrique… » Ainsi, les Africains, à la recherche de meilleures conditions de vie, se sont décidés à quitter leur continent pour aller travailler dans des conditions misérables en France.
La littérature africaine francophone qui se développe autour de leur mode de vie les décrit dans tout leur état. L’Impasse de Daniel Biyaoula s’inscrit dans ce cadre. Écrit avec un style oral sobre, ce roman sur l’émigration/immigration raconte le cauchemar de son antihéros, Joseph, vivant en Europe, déchiré par l’idée qu’il se fait de lui-même ou que l’on se fait de la couleur de sa peau. Une analyse titrologique de ce texte fait ressortir toute la complexité qui entoure la vie de l’immigré africain dans un univers où il se sent rejeté du fait seulement de sa différence culturelle ou raciale. Le titre de cet ouvrage montre, de prime abord, que la situation dans laquelle se trouve son personnage est inextricablement complexe. Joseph est présenté comme un paranoïaque qui consulte un psychiatre africaniste qui lui tient un discours enjolivant sur la grande famille africaine unie. Le nom même de ce docteur donne l’impression au lecteur d’être dans un univers où l’ironie dépasse de loin le sérieux. Le psychiatre nommé Malfoi essaie tant bien que mal d’obtenir l’insertion de Joseph dans la communauté d’accueil. Ce dernier finira par accepter sans être convaincu. Biyaoula, par ailleurs, dans ce texte rend compte de la complexité du problème identitaire dans un contexte d’immigration en France.
Joseph, contrairement à ses compatriotes qui essaient de se « dépigmenter » la peau afin de ressembler aux Blancs, se retrouve dans une sorte de crise existentielle. Cette crise est d’autant plus aiguë qu’elle est doublée du regard que l’extérieur porte sur lui en tant qu’immigré et, de surcroît, noir. L’Impasse est ainsi l’expression cauchemardesque de l’impossibilité de la cohabitation entre Blancs et Noirs dans un contexte d’immigration où les étrangers sont considérés comme la source de tous les problèmes sociaux (chômage, délinquance…). Les Africains y sont présentés comme des êtres marginaux qui vivent dans une société qui les méprise. Ces immigrés noirs vivant en France sont victimes de toutes sortes d’injustices. Le roman de Biyaoula dont le thème central est celui de l’immigration, est le reflet de la misère que vivent ces immigrés. À travers le personnage de Joseph, l’auteur peint la déchéance de la population africaine en France. De même, dans l’Agonie, Biyaoula décrit la banlieue parisienne des immenses tours délabrées qui abritent dans ses appartements insalubres et surpeuplés des familles nombreuses, des jeunes qui magouillent pour survivre, et puis d’autres qui essaient tant bien que mal de s’en sortir honnêtement. Dans ces deux textes de l’auteur congolais, le cadre choisi est celui de l’immigration des populations africaines échouées dans les banlieues peu avenantes. Cependant, ce qui fait l’originalité de l’Impasse et de l’Agonie, c’est le procédé stylistique que Biyaoula utilise pour peindre la misère de ses personnages et, surtout, les titres de ces derniers qui sont d’autant plus symboliques que leur contenu. L’Impasse, rien que par son titre, donne l’impression au lecteur d’être en face d’une situation sans issue possible. Le monde peint dans ce texte est un univers dans lequel deux types de personnages se côtoient sans s’aimer. La présence de l’Africain noir dans son pays d’accueil (la France) crée plus d’étonnement, de dégoût qu’un climat de convivialité : « je [Joseph] croisais au rez-de-chaussée une famille de Blancs qui me regardèrent avec de grands yeux. Ils ne doivent pas souvent voir des gens comme moi dans le coin… ». Par ailleurs, dans presque tous les romans d’auteurs africains traitant de l’émigration, l’aventure européenne des personnages est identique.
Ainsi, dans Mirages de Paris d’Ousmane Socé, et dans Un Nègre à Paris de Bernard Dadié, les personnages principaux sont confrontés au regard méprisant que porte sur eux leur entourage. Cette soudaine surprise provoquée par la vision de l’autre est due à la couleur de la peau. Nous trouvons un passage similaire à celui qui est cité plus haut dans Un Nègre à Paris où Tahoe Bertin raconte la surprise, dans un transport, que sa présence avait créée : « Personne ne veut s’asseoir près de moi. Tous les voyageurs passent en regardant le siège vide près de moi […] Un passager qui a dû prendre son courage à deux mains devient mon voisin. On ne se parle pas… » L’Impasse, de même qu’Un Nègre à Paris, pourrait être interprétée comme l’impossibilité des deux races blanche et noire à vivre ensemble dans un climat serein de tolérance réciproque. L’une et l’autre gardent des préjugés qui remontent à leur passé douloureux. C’est le souvenir de ce passé qui resurgit dans un contexte d’immigration et fait que le Blanc et le Noir se retrouvent dans la difficulté de cohabiter. Biyaoula, dans ce texte, montre que la France n’est pas encore prête à être multiraciale. Dans le même ordre d’idées, Gaston Kelman écrit : « La France n’est pas encore multiraciale, parce qu’elle est dominée par les démons d’un passé omniprésent, peu louable, mais surtout parce qu’elle ne veut pas exorciser ce passé et préfère cacher le Noir dans l’ombre… »
Le Noir immigré en France, tel que symbolisé par le personnage de Biyaoula, est un être indésirable qui vient « semer le désordre en France » selon l’expression de Kelman. L’auteur, avec un style dépouillé de toute affectation, peint un antihéros en déphasage avec un milieu d’accueil qui ne le reconnaît pas comme sien. Cette non reconnaissance de l’autre présenté comme l’intrus tourne le plus souvent au racisme : « …Alors, dit un personnage blanc à Dieudonné, autre protagoniste du roman, comme ça on vient de sa forêt vierge pour emm… [sic] les gens civilisés, hein, sale nègre !… On vient voler notre pain !… On nous prend notre argent. Mais ce n’est pas assez ? »
Ce qui fait, de fait, la singularité de ce passage c’est à la fois son ton xénophobe et raciste et sa sobriété. Biyaoula, à la suite de Kourouma, a voulu « malinkaniser » la syntaxe française, en modifiant l’ordre syntaxique de la phrase et en y introduisant des tournures familières, très proches du « langage verbal ».
L’expression du mépris de l’immigré dans son aventure européenne se trouve en outre être clairement explicitée dans le cadre du rapport Noir / Blanc au niveau du mariage mixte. Ces types d’unions sont considérés dans les deux côtés comme contre-nature. Chez les Blancs comme chez les Noirs, les relations transraciales sont présentées par les auteurs africains comme des unions hors-norme avec tout leur cortège d’intolérance et de propos racistes. Biyaoula, dans son ouvrage, décrit un couple mixte vivant dans un univers qui ne tolère aucunement les unions interraciales. Les réactions des parents des jeunes filles blanches sont presque les mêmes dans tous les textes des auteurs africains traitant de l’immigration africaine en France. L’étranger qui arrive à gagner le cœur d’une femme blanche est toujours mal vu par les parents de celle-ci, dans la mesure où « en France […], le Noir est assimilé à l’horreur, à l’immoral, à la laideur ». Ainsi, les parents de Sabine, l’amie de Joseph dans L’Impasse, ne parviennent pas à saisir le comportement de leur fille qui a poussé l’audace jusqu’à prendre un Noir comme partenaire : « Au début, ils [les parents de Sabine] avaient été particulièrement scandalisés par nos rapports qu’ils qualifiaient de contre-nature […] Son père en avait même une attaque cardiaque ». Nous voyons que le préjugé à l’encontre de l’autre présenté comme l’intrus, l’indésirable pourrait aller parfois jusqu’au pire. Les parents, dans certains textes, sont prêts à tous les sacrifices pour soustraire leur progéniture à ce type d’unions, « déshonorant » pour la famille. Dans Le Docker noir d’Ousmane Sembène, Mme Lazare fait avorter sa fille qui décéde par la suite, car elle « n’accepterait pas plus un bâtard qu’un négrillon. Que pour la réputation de “papa” elle devrait être prête à tout ». Par ailleurs, Amadou Coumba Cissé décrit dans La grande mutation le même type de réaction chez les parents d’une jeune fille blanche, Martine, s’apprêtant à épouser un étudiant noir. Dans l’aventure européenne de tous ces personnages immigrés, l’union mixte est vécue dans un déchirement qui aboutit le plus souvent à la haine de l’immigré.
Dans Mirages de Paris, Ousmane Socé Diop décrit un Fara en proie à tous les mépris de son entourage du seul fait qu’il sort avec Jacqueline : « Dans leurs sorties, les gars les dévisageaient d’une étrange façon ». Et, ailleurs dans le texte, nous lisons : « Elle [Jacqueline] avait osé se lier à un Nègre, elle avait osé l’avouer, c’était trop […] Avec les Nègres on ne sait jamais ». Ainsi, son père se lamente quand il a appris que sa fille sortait avec Fara. Cependant, dans L’Impasse, comme dans Mirages de Paris, les réactions de ces jeunes filles sont identiques. Sabine aime Joseph et elle a fait tout son possible pour rester avec lui, malgré l’opposition de ses parents. De même, Jacqueline avait préféré quitter sa famille afin de rester avec Fara plutôt que d’écouter ses parents qui voulaient les voir séparés. La problématique centrale de ces textes sur l’immigration est surtout liée au rapport Blanc / Noir dont le centre de gravité est la couleur de la peau.
C’est, finalement, à cause de cette « noirceur » de la peau que le personnage de Biyaoula se sent abandonné à lui-même dans un pays d’immigration [la France] qui ne facilite pas l’intégration des étrangers et qui préfère les voir dans les ghettos des banlieues, en proie à toutes les misères du monde parce qu’ils ont voulu à tout prix vivre leur rêve.

Bibliographie
  • Aké Loba, Kocoumbo, l’étudiant noir, Paris, Flammarion, 1960.
  • Alain Mabanckou, Bleu Blanc Rouge, Paris, Présence africaine, 1998.
  • Bernard Dadié, Un Nègre à Paris, Présence africaine, 1959.
  • Daniel Biyaoula, L’Agonie, Présence africaine, 1998.
  • Daniel Biyaoula, L’Impasse, Présence africaine, 1996.
  • Kassa Houari, Les Confession d’un immigré. Un Algérien à Paris, Lieu commun, 1988.
  • Ousmane Socé, Mirages de Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1937.
  • Sembène Ousmane, Le Docker noir, Paris, Présence africaine, 1956.
Voir aussi