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Les écrivains ont pour mission de célébrer la grandeur de l’être humain

Sujets du bac de français 2016

Corrigé de la dissertation (séries S et ES)

Les écrivains ont-ils pour mission essentielle de célébrer ce qui fait la grandeur de l’être humain ?

Corrigé

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Les écrivains sont souvent apparus comme des êtres à part dotés de pouvoirs inquiétants que les puissants ont souhaité confisquer à leur profit. Poètes de cour, historiographes ou tout simplement au service des plaisirs des souverains, les hommes de lettres ont célébré les mérites de leurs mécènes. Au XVIIIe siècle, ils ont commencé à pouvoir vivre de leur plume indépendamment des pouvoirs politiques et financiers en place.
Est-ce pour autant qu’à la suite des intellectuels de la Renaissance, ils se sont livrés dès lors à la célébration désintéressée de ce qui constitue la grandeur de l’être humain : vertu, sacrifice, bonté, élévation de la pensée, découvertes fondamentales ?
Nous examinerons d’abord comment les auteurs ont choisi principalement des écrits divertissants, puis comment, à l’école de la doctrine antique et classique du placere, docere, ils ont souhaité servir ce qui est noble dans l’homme, pour enfin montrer que, dès la seconde moitié du XIXe siècle, certains ont pris leur distance à l’égard d’une mission morale ou sociale.

Une littérature de divertissement

Lorsqu’on embrasse l’ensemble de la production littéraire, force est de constater, qu’en dehors de tout critère de jugement esthétique, elle est constituée d’écrits qui visent à distraire, à faire oublier la grisaille quotidienne. Le genre romanesque cultive les intrigues policières, les récits sentimentaux, les sagas historiques, l’évasion dans un futur indéterminé, des aventures de toutes sortes. Le théâtre se complaît dans le vaudeville, les comédies de circonstance, tandis que les poètes-compositeurs chantent l’amour toujours. Ce panorama de la littérature ordinaire ne célèbre pas vraiment la grandeur de l’être humain.
En effet les auteurs écrivent le plus souvent pour vivre et ils recherchent en priorité à se constituer un lectorat fidèle. Il est donc normal qu’ils ambitionnent d’abord de flatter les goûts réels ou supposés de ceux qui achèteront leurs œuvres. Ils cultivent de ce fait la notion de plaisir, s’inscrivent dans des courants de mode et, parfois sinon souvent, flattent des appétits peu relevés. Ici il n’est pas question de mener le procès d’une littérature commerciale vulgaire. Remarquons simplement que des noms connus de notre histoire littéraire ont sacrifié à ce penchant facile en produisant parfois des écrits de qualité. Ainsi, Diderot a sacrifié à la veine érotique orientale avec Les Bijoux indiscrets, Alexandre Dumas nous a livré des romans historiques riches en péripéties avec notamment ce chef-d’œuvre qu’est Le Comte de Monte-Cristo. Le grand Zola a produit Les Mystères de Marseille. Jules Verne a tâté du roman scientifico-fantastique avec Le Château des Carpathes, du récit policier dans Un Drame en Livonie. Voltaire aussi reconnaissait sa dette dans une lettre à Moultou, le 5 janvier 1763 : « Il faut être très court, un peu salé, sans quoi les ministres et madame de Pompadour, les commis et les femmes de chambre, font des papillotes du livre ».
La première mission que s’attribue l’écrivain est d’abord d’intéresser, de captiver. Ainsi, des auteurs consciencieux ont mis leur talent au service d’une littérature populaire de qualité, ou mieux, d’œuvres dignes de figurer dans notre bibliothèque, comme Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Le Diable amoureux de Cazotte, le Vathek de Bedford, Un Crime de Bernanos…

Plaire pour instruire ou corriger

Cependant de nombreux hommes de lettres ont souhaité aller au-delà de ce divertissement pour justement nous ramener aux questions essentielles de notre condition humaine. À partir du XVIIe siècle et surtout du Siècle des Lumières, soucieux de contribuer au progrès de l’humanité, des écrivains se sont engagés résolument dans la critique des misères contemporaines pour faire advenir un homme raisonnable, tolérant, épris d’universalité. Les moralistes du Grand Siècle ont d’abord traqué les vices, les risques mortels des passions pour proposer le modèle de l’honnête homme. Au siècle suivant, les philosophes, en premier lieu Voltaire, ont mis en scène le héros de la raison.
Le XIXe siècle n’a pas été en reste. Alors que ses devanciers menaient leurs analyses au moyen du registre merveilleux du conte, des fables animalières ou des portraits hérités de l’Antiquité, il s’est efforcé de revenir à la réalité crue de la société de son temps. Selon Hugo, « Balzac [… a saisi] corps à corps la société moderne. » Il partage ce combat avec Zola. Anatole France affirme que « dans ses romans, qui sont des études sociales, [l’auteur des Rougon-Macquart a] poursuivi d’une haine vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et nuisible, il [a combattu] le mal du temps : la puissance de l’argent. » Maupassant a lui aussi, d’après Zola, ouvert « une brusque fenêtre sur la vie », ces tableaux de mœurs, ces « petite[s] comédie[s] », ces « petit[s] drame[s] » invitant à la réflexion. Le signe d’ailleurs de leur perspicace analyse reste la réception polémique de leurs écrits. Hugo reconnaît que Balzac a connu une « vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands hommes. » Anatole France dresse le même constat pour Zola à qui « on fit […] des reproches sincères, et pourtant injustes. », qui reçut des « invectives » et des « apologies ». Il va même plus loin en affirmant que le maître du naturalisme était aussi un idéaliste animé par « un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de l’intelligence et de la justice […] son amour fervent de l’humanité. » Les poètes, eux-mêmes, comme Hugo ont prétendu guider l’humanité vers un avenir meilleur. La Légende des siècles est l’épopée de l’esprit humain émergeant des ténèbres de la barbarie. Hugo ne s’est pas contenté d’écrire. Il s’est lancé dans l’action politique concrète. La IIIe République en lui offrant des funérailles nationales au Panthéon en a fait le modèle de l’homme de lettres, génie de la France guide pour les nations. D’autres ont continué dans sa voie comme Desnos qui « a donné sa vie pour ce qu’il avait à dire. » Comme ses devanciers, lui aussi a essuyé des « reproches ». Éluard en note l’origine dans cette expression poétique qui a voulu être un « ferment de révolte, de vie entière, de liberté qui exalte les hommes quand ils veulent rompre les barrières de l’esclavage et de la mort. »
Enfin les auteurs du XIXe siècle ont porté à son apogée le roman d’apprentissage. Confrontés aux difficultés à exister pleinement dans une société qui ne reconnaît ni leurs aspirations ni leurs mérites, les héros apprennent les rouages secrets du pouvoir, découvrent qui ils sont vraiment. Ainsi Rastignac apprend le cynisme de la toute-puissance de l’argent, « ultima ratio mundi », tandis que le Père Goriot vit le martyre de la paternité. Julien Sorel, dans le Rouge et le noir, clame sa haine pour une société de la Restauration qui rejette le parvenu de génie, puis finalement renonce à son ambition hypocrite pour un amour égotiste apaisé.
Ainsi, par la critique sociale, les aspirations à une société plus juste et plus fraternelle, les leçons de sagesse de la vie, bien des auteurs du XIXe siècle ont voulu proposer des idéaux généreux capables de rendre l’homme meilleur.

Avec ceux qui refusent une mission sociale ou morale

Pourtant ce courant moralisateur et progressiste issu des Lumières a connu ses détracteurs. D’abord au sein même du courant réaliste puis naturaliste, des écrivains ont commencé à dénoncer la pusillanimité et l’insignifiance de leurs personnages. Frédéric Moreau cumule les échecs dans L’Éducation sentimentale de Flaubert. Emma Bovary se perd dans ses rêves d’amour et de luxe. Elle est la victime de la lâcheté des hommes, de ses goûts dépensiers et de la mesquinerie étouffante de la société provinciale. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle se développe une opposition au positivisme bourgeois satisfait qui triomphe dans la société du Second Empire. Cette tendance pessimiste va s’amplifier au début du XXe siècle avec le suicide civilisationnel que connaît l’Europe à l’occasion du premier conflit mondial. Le Voyage au bout de la nuit de Céline montre assez comment Bardamu a perdu ses repères humains dans la Grande Guerre au point de tenter de survivre dans des combines sordides. L’homme devient pire que l’animal. Le second conflit mondial ajoute l’horreur angoissée devant les atrocités commises sciemment. Les goulags de la guerre froide puis le fanatisme des fous de Dieu ont continué à alimenter cette défiance à l’égard de l’homme dont certains doutent qu’il puisse simplement rester humain. Enfin cette crise de confiance profonde se nourrit actuellement des risques encourus par les avancées rapides de l’intelligence artificielle.
D’autres auteurs ont dénoncé les risques de cette mission sociale ou morale. Julien Benda en 1927, après avoir tiré les leçons du combat politique mené par les hommes de lettres, notamment lors de l’affaire Dreyfus, publie la Trahison des clercs. Il y démontre comment l’adoption de « passions politiques » a pu faire perdre le sens des vertus humanistes désintéressées. À trop vouloir changer directement la société et les mentalités, les penseurs se sont montrés infidèles à leurs idéaux universels.
Cependant la critique la plus virulente et fondamentale de la mission morale ou sociale de l’écrivain a été adressée par Baudelaire dans l’Art romantique. Dans ces propos il suffit de remplacer poésie par littérature : « Il est une autre hérésie… Je veux parler de l’hérésie de l’enseignement, laquelle comprend comme corollaires inévitables, les hérésies de la passion, de la vérité et de la morale. Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu’elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d’utile… La poésie […] n’a pas d’autre but qu’elle-même ». Baudelaire fait partie de ces écrivains qui ont une haute conception de leur art au point de le considérer comme un sacerdoce. Pour eux, la seule vocation de l’écrivain est de produire de la beauté, une beauté gratuite que l’auteur des Fleurs du mal a recherchée paradoxalement dans la laideur apparente de la vie moderne pour mieux faire surgir cette perfection « étrange » recomposée par son art.

Conclusion

Comme nous l’avons découvert, la mission que s’attribue l’écrivain ou que la société voudrait lui voir endosser dépend fortement de la sociologie. Avant d’être une fonction, l’écriture est un métier, une activité économique. Seuls, par le passé, ceux qui ont connu une indépendance financière ont pu réellement choisir librement leur projet. Pour le plus grand nombre, il s’est agi d’abord de vivre de leur plume ce qui les a conduits inévitablement à vouloir plaire pour retenir l’attention. Quand s’est fait jour en eux la conscience d’avoir un rôle à jouer auprès de ceux qui les liraient, ils ont pu orienter leur stratégie de séduction vers un enseignement moral ou le désir d’améliorer la société. Ils se sont alors inscrits dans un courant idéaliste né avec les humanistes de la Renaissance et amplifié par la contestation rationaliste du Siècle des Lumières. Cependant cette notion de progrès sans fin a été sapée dès la seconde moitié du XIXe siècle par le réalisme pessimiste ou les insatisfactions post-romantiques. Puis les horreurs perpétrées au cours du XXe siècle ont fait croître les doutes au sujet de la grandeur de l’homme.
Si quelques grands écrivains ont continué à plaider l’honneur du genre humain, c’est désormais avec humilité, laissant les donneurs de leçon médiatiques à leurs gesticulations. Malraux, Camus, Soljenitsyne, Primo Levi, parmi d’autres, ont entretenu la timide flamme de leur foi en l’homme, refusant qu’un ordre injuste ait le dernier mot. Mener ce combat demande en effet modestie et abnégation. Comme l’a écrit Bernanos, un autre croyant façonné dans les tranchées, c’est une  vocation : « il faut vous attendre à beaucoup travailler, à beaucoup souffrir, à douter de vous sans cesse, dans le succès comme dans l’insuccès. Car, pris ainsi, le métier d’écrivain n’est plus un métier, c’est une aventure, et d’abord une aventure spirituelle. Toutes les aventures sont des calvaires. » Combat pour la liberté, lettre no 754

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